Le bureau, ce nouvel outil de management
Les espaces de travail doivent désormais être mis à contribution pour générer de l’intelligence collective.
Le travail a traversé les âges avec une constante : le lieu de production a toujours été circonscrit à un espace physique bien délimité – le champ, l’usine, le bureau – où étaient mis à disposition les outils et la matière pour travailler – la terre, la machine, le téléphone, le PC… Depuis une trentaine d’années, l’immobilier de bureau répond essentiellement à une logique capacitaire et financière: il s’agit surtout de « stocker » le capital humain à des heures fixes et selon un ratio précis de mètres carrés par poste de travail. Puis de rationaliser les espaces pour réduire les charges et améliorer le résultat net et donc la valeur de l’entreprise. Le bâtiment de bureau a ainsi été optimisé de sa conception à sa construction, avec des espaces normés pour remplir une fonction précise (un hall d’accueil, un réfectoire…). Jusqu’à aujourd’hui, si l’on schématise, un mètre carré de bureau valait n’importe quel autre mètre carré de bureau, l’immobilier tertiaire était devenu une « commodity », titrisée et échangée sur les marchés comme n’importe quel actif financier. Dans ce monde, l’architecture a longtemps été une question secondaire consistant grosso modo à répliquer des modèles standards. Sauf à travailler sur une adresse d’exception ou à réaliser un geste spectaculaire et, disons-le, un peu gratuit.
Le bureau comme incarnation physique du projet d’entreprise, et donc outil de management ? C’était hors sujet… jusqu’à aujourd’hui. Pendant des décennies, la question du lieu de travail était simplement hors du champ managérial et stratégique. Si vous êtes manager et que vous lisez ces lignes, posez-vous la question : avez-vous déjà reçu un quelconque enseignement sur l’espace de travail comme levier de performance ? Et puis soudain, le post-fordisme et la révolution numérique ont fait voler en éclat ces réalités presque millénaires. Notre économie est entrée dans une ère de la connaissance et de la complexité, qui favorise l’innovation et la créativité plutôt que la standardisation et la recherche de l’efficacité économique à tout prix. La lame de fond est venue de la Silicon Valley, au moment de la crise des subprimes. L’écume de cette grande vague, c’est l’esprit start-up, les canapés, les baby-foots… Le fond, c’est la nécessité, vitale pour les entreprises, de créer une nouvelle forme d’organisation, horizontale et collaborative, qui favorise les interactions, fait circuler l’information et génère de l’innovation. Car l’innovation se crée toujours à la frontière, à la rencontre de plusieurs domaines d’expertises.
L’être humain est un animal social qui a besoin d’interactions
Les bureaux opèrent depuis une révolution : ils ne sont désormais plus conçus pour stocker et optimiser des ressources, mais pour organiser des flux. Des flux d’informations, des flux d’idées, des flux de personnes, désormais libres de se déplacer à l’intérieur comme à l’extérieur du bâtiment. Avec son bureau dans la poche, on travaille dedans ou dehors. De jour comme de nuit. Assis, debout ou couché. Le lieu de travail cesse d’être un strict centre de coûts, il devient une source de création de valeur, chargée d’aimanter des talents toujours plus mobiles, d’organiser l’intelligence collective, de créer un sentiment de communauté désormais vital… Bref, il devient un outil stratégique de recrutement et de management. Dans ce contexte, le rôle de l’architecte, comme celui du manager, change de dimension : il doit désormais prendre en compte la sociologie et la physiologie des personnes qui travaillent dans les bureaux. Il doit convoquer les découvertes les plus récentes des sciences dures et des sciences comportementales : économie, biologie, anthropologie, sociologie, psychologie… C’est ce travail de recherche que j’ai commencé il y a dix ans en créant une cellule de recherche interne, « Stream », au sein de mon cabinet d’architecture.
L’être humain est un animal social qui a besoin d’interactions avec ses semblables pour vivre, et a fortiori pour travailler. Privez-le de relations et vous endommagerez à coup sûr ses capacités physiques et mentales. L’évidence de ce postulat masque la complexité de son exécution : le job du manager, comme celui de l’architecte, consiste désormais à organiser au mieux ces interactions pour qu’elles soient productives, créatives.
Voici cinq principes, à la fois architecturaux et managériaux, qui peuvent être appliqués systématiquement pour stimuler l’intelligence collective:
1- Jouer sur l’horizontalité.
Les études le montrent, des collaborateurs qui ne sont pas au même étage se rencontrent 80% moins souvent. Il en va de même dans des bâtiments séparés, ou encore lorsque les circulations sont anarchiques. L’architecture a beaucoup travaillé la verticalité, notamment dans les tours de bureaux (techniquement des empilements de plateaux autour d’un noyau d’ascenseurs), mais très peu l’horizontalité. Que faire quand cette horizontalité n’existe pas ? Il faut la recréer : fusionner des bâtiments, ouvrir les espaces, fluidifier les circulations… Pour bâtir l’actuel siège de Facebook et de BlaBlaCar, près de la Bourse à Paris, pas moins de quatre bâtiments haussmanniens mitoyens ont été réunis pour créer des plateaux de 3000 mètres carrés, inédit dans ce quartier central. C’est même possible dans une tour : The Link, une tour de nouvelle génération qui sera bientôt construite à La Défense (le plus important projet tertiaire, en France, depuis 20 ans) a été conçue en deux ailes reliées par 30 passerelles, avec des plateaux eux-mêmes reliées deux-à-deux en duplex, de manière à quadrupler la surface des espaces de travail (6000 mètres carrés) et faire travailler environ 500 personnes ensemble (l’équivalent d’une grande business unit) sans jamais prendre l’ascenseur.
2- Créer des centres névralgiques.
Pour générer des interactions, l’horizontalité ne suffit pas, il faut la conjuguer avec une forme de centralité. Un bâtiment de bureaux peut générer des flux très importants mais qui ne se croisent jamais. Il s’agit de faire converger ces flux vers des espaces qui soient des points de passage nodaux et fédérateurs, de véritables « places de village » qui invitent à se poser, échanger et collaborer : un jardin central, un hall en forme d’agora, un café contemporain, un espace de réception ouvert à tous…
3- Favoriser la transparence.
Pouvoir se situer dans un bâtiment, voir loin, essentiel pour notre cerveau reptilien (rien de pire que les paliers ou couloirs aveugles), apercevoir fréquemment les autres collaborateurs prévient de toute évidence le sentiment d’isolement et contribue à créer un sentiment d’appartenance. L’apport de lumière naturelle durant la journée, en aidant à secréter la mélatonine, améliore le bien-être et la performance.
De ces postulats issus de la recherche découle l’idée d’une grande transparence des espaces de travail. Techniquement, cela nécessite l’installation de cloisons vitrées, de façades vitrées du sol au plafond, des traitements spécifiques pour réguler les apports thermiques… et bien sûr la préservation d’espaces permettant l’isolement ou une concentration maximale. Même le cabinet d’avocats Gide, dont une part du métier repose sur la confidentialité, a opté pour un nouveau siège entièrement vitré et transparent, place Saint-Augustin à Paris, avec terrasses et coursives ouvertes à chaque étage, de manière à encourager les synergies entre les équipes.
4- Diversifier les fonctions et les usages d’un même lieu.
Cela permet de démultiplier le nombre d’interactions et leur qualité. Une salle de réunion à l’ancienne, avec une table, huit chaises et un écran, offre des interactions codifiées et somme toute limitées. Un espace de créativité moderne multiplie les assises, propose des tribunes ; les configurations de la pièce permettent des dizaines de manière de travailler et de présenter. Tous les lieux de restauration doivent pouvoir devenir des espaces de réunions et de travail informels. Ce principe de mixité s’étend à l’échelle du bâtiment, qui doit pouvoir accueillir des activités de coworking, de loisirs ou de réception, pour augmenter les chances de voir collaborer les salariés et les partenaires extérieurs de l’entreprise.
5- Voir les espaces extérieurs comme des lieux de reconnexion et de sociabilité.
L’omniprésence du digital dans notre quotidien renforce le besoin d’une relation physique à l’environnement. Cela peut passer par une reconnexion au végétal (jardin, matériaux naturels…), une reconnexion à la lumière, mais aussi par une reconnexion à l’air libre. Grâce au digital, les terrasses et les toits, longtemps réservés aux locaux techniques, sont redevenus des « surfaces utiles », des espaces dédiés aux échanges et au travail. Y compris dans les tours de bureaux, qui ont longtemps été privées d’espaces extérieurs. Des entreprises comme Facebook, Criteo, OnePoint ou Meetic l’ont bien compris, en choisissant des bureaux avec terrasses et rooftop. Tant mieux : l’impact de ces connexions sur le bien-être, la performance et la créativité est immense.